domingo, dezembro 28, 2008

La Guinéenarco

Origem do documento: www.africatime.com, 27 Dez 2008
(Liberation 27/12/2008)


Ce petit pays lusophone d’Afrique de l’Ouest est devenu, en quelques années, la plaque tournante des trafics de drogue entre l’Amérique latine et l’Europe. Avec la bénédiction de l’armée et des partis.

On ne peut pas le rater. C’est le seul avion garé sur le tarmac de l’aéroport de Bissau. Un Learjet blanc de douze places, comme ceux qu’empruntent les hommes d’affaires. Mais quel tycoon a bien pu s’égarer dans l’un des pays les plus pauvres au monde, qui n’exporte pas grand-chose d’autre que des noix de cajou ? L’avion est garé sous la tour de contrôle, comme dans l’attente d’un feu vert, mais nul ne sait quand il repartira… Le jet privé, immatriculé N351, a atterri le 12 juillet et s’est garé discrètement dans la partie militaire de l’aéroport. Mais tout se sait vite dans ce petit pays lusophone d’Afrique de l’Ouest d’un million et demi d’habitants. On suspecte l’avion de transporter de la cocaïne sud-américaine. Il vient du Venezuela, s’est posé sans autorisation et semble pressé de repartir. Mais un problème technique le coince à Bissau.

Lorsque le 17 juillet, un autre avion privé atterrit, avec un ingénieur aéronautique à son bord, la ministre de la Justice décide de passer à l’action. Carmelita Pires ordonne la saisie du mystérieux jet et l’arrestation des pilotes. Cette femme de 45 ans, souriante et sans façons, veut frapper un grand coup. Depuis 2005, son pays est pointé du doigt pour son rôle de plateforme du trafic de drogue entre l’Amérique latine et l’Europe. Evincés du trafic avec les Etats-Unis par la mafia mexicaine, les cartels colombiens se sont tournés vers le juteux marché européen. Mais les routes directes étant de plus en plus surveillées, l’Afrique de l’Ouest est devenue une zone de stockage stratégique : la drogue en repart soit par la route, vers la rive sud de la Méditerranée, soit par bateau depuis le port sénégalais de Dakar, ou via des passeurs individuels, les «mules», notamment depuis le Cap Vert très bien desservi par les compagnies aériennes. L’agence des Nations unies chargée de la lutte contre le crime organisé et la drogue est allée jusqu’à parler de «narco-Etat» : les Bissau-Guinéens en ont été mortifiés. L’ONU et l’Union européenne ont débloqué des aides et menacent de sévir si rien n’est fait.

Carmelita Pires reçoit dans son bureau, au premier étage du ministère de la Justice, sous une photo d’Amilcar Cabral, le père de l’indépendance, assassiné en 1973. « En matière de lutte contre le trafic de drogue, nous nous plaignons toujours du manque de moyens. Ce ne sont pas eux qui font défaut mais plutôt la volonté et une conscience à tous les niveaux des institutions. On commence les choses, on ne les finit jamais. » Au lendemain de la saisie du Learjet, l’armée produit un vague certificat selon lequel l’avion est venu livrer des médicaments. A la radio, Carmelita Pires dément. Dans la nuit qui suit, elle est menacée par un coup de fil anonyme : «Laissez tomber l’avion, sinon…» Au lieu de cela, elle fait appel à Interpol pour identifier les deux pilotes, appréhendés à l’hôtel Azalaï, là même où s’est installée la mission de l’UE d’appui au renforcement de la police et de la justice bissau-guinéenne. Bonne pioche : l’un deux se révèle être Antonio Guerra Vasquez, condamné à vingt-cinq ans de prison par contumace au Mexique pour y avoir introduit 6 tonnes de drogue. Le siège d’Interpol, à Lyon, est aussi sollicité pour envoyer une équipe avec des chiens renifleurs, afin d’inspecter l’avion, qui a évidemment eu le temps d’être délesté de sa cargaison présumée. Et lorsque les experts débarquent, l’armée tente d’abord de les refouler sous prétexte que les chiens ne figurent pas sur les demandes de visa ! L’examen de l’aéronef sera difficile. « Les militaires étaient très nerveux, raconte une source policière. Ils ne cessaient de bousculer les enquêteurs. Quand le chef de l’équipe Interpol a voulu emmener la boîte noire, ils s’y sont opposés catégoriquement. » De toute façon, seul l’un des deux chiens a identifié des traces de cocaïne. « Preuve hélas insuffisante. L’avion avait été récuré de fond en comble.»

Des militaires «bizarres»

Pendant ce temps, l’instruction connaît un rebondissement. Courant août, le juge chargé de l’affaire met en liberté conditionnelle les deux Vénézuéliens, qui en profitent pour disparaître. Depuis, le juge refuse toute interview. Les responsables de l’aéroport ont été auditionnés, sans plus. Quant aux militaires, inutile d’imaginer les interroger. Carmelita Pires soupire : « Je n’ai aucune autorité sur le parquet, qui dépend directement de la présidence. Nous n’avons même pas de prison. Où aurait-on pu les détenir ?» La maison d’arrêt de Bissau a été détruite dans la courte mais violente guerre civile de 1999 et jamais reconstruite. Avec une cargaison de 800 kilos de cocaïne dans la nature, deux suspects évaporés et leurs complices locaux en liberté, l’affaire a tourné au fiasco. Pas étonnant quand on sait que le volume de drogue transitant par la Guinée-Bissau est estimé à plusieurs fois son PIB annuel (650 millions d’euros).

Pourtant, la ministre de la Justice préfère voir le bon côté de l’affaire : le scandale a contraint l’armée à prendre ses distances avec les «brebis galeuses» qui se livrent au trafic ou le couvrent. Le 6 août, le chef d’état-major de la Marine a été destitué, officiellement à la suite d’une tentative de coup d’Etat manqué. Jose Amerigo Bubu Na Tchuto est un personnage aussi sulfureux que truculent, adoré par ses hommes, craint par la population. Il vit désormais en exil en Gambie. L’homme n’a jamais caché sa fortune : des voitures, des maisons. Il n’est pas le seul : de nouveaux nababs s’affichent en 4x4, en Hummer, voire en Ferrari dans une ville où la circulation est aussi alanguie que le rythme de vie et les véhicules aussi décatis que les bâtiments, qui remontent pour la plupart à la colonisation portugaise.

A la tête de la Marine nationale, Bubu Na Tchuto avait en charge la surveillance des 350 km de côtes du pays et des 80 îles de l’archipel des Bijagos, la plupart inhabitées : un cadre idéal pour la contrebande, d’autant que l’armée ne dispose que de deux vedettes. Alors, plutôt que de lutter contre le narcotrafic, Bubu Na Tchuto semble l’avoir encadré à son profit.

Après la rumeur, la ruée

A 20 km à l’ouest de Bissau, les pêcheurs de Byumbo se souviennent que les militaires venaient parfois la nuit décharger de mystérieuses cargaisons. La côte, couverte de mangrove, n’est pas visible depuis le village, abrité sous les fromagers et les anacardiers. « Ils réparaient même les routes, rigole Edilson, en écaillant un grand capitaine. On trouvait ça bizarre, ça ne leur était jamais arrivé.» Les pêcheurs ont compris la raison de ces expéditions nocturnes en 2005, lorsqu’ils trouvèrent échoués sur la plage ou flottant au fil de l’eau des milliers de petits sacs de poudre blanche, manifestement issus d’un naufrage. Ignorant de quoi il s’agissait, les uns en ont mis sur leurs plants de tomates, mais ce drôle d’engrais faisait crever les plantes ; d’autres s’en sont enduits le corps lors des cérémonies traditionnelles. Quand la rumeur est parvenue à Bissau, ce fut la ruée : celle des trafiquants pour racheter la cargaison, puis celle des policiers et des militaires, officiellement pour détruire la drogue, plus souvent pour la revendre. « Ils fouillaient les maisons, quand ils ne trouvaient rien, ils battaient les hommes. Ça a duré un an.» Edilson n’en a pas profité mais il ne le regrette pas : «L’argent qu’on gagne sans rien faire, il brûle les doigts.»

Il est aussi arrivé que l’armée s’oppose au contrôle par la police judiciaire de navires suspects amarrés au port de Bissau. Hector, un officier de la PJ qui préfère témoigner sous un faux nom, a participé en avril 2007 à l’interpellation de deux officiers en train de transporter 635 kilos de cocaïne : «Il y avait deux pick-up. Le premier s’est échappé. Quand on a coincé le second, les soldats sont sortis les armes à la main. Mais comme on était accompagnés de fonctionnaires de l’ONU, des Européens, ils n’ont pas osé nous tirer dessus. » C’est la première et seule fois que de la drogue a été saisie et détruite en Guinée-Bissau. Mais les deux officiers ont été relâchés, sur pression de l’armée, qui a promis de les juger…

Si l’opération a pu avoir lieu, c’est parce que des fonctionnaires de l’ONU ont payé l’essence de leur poche pour remplir le réservoir du seul véhicule de la police judiciaire. Et parce que son chef de l’époque avait une revanche à prendre. En septembre 2006, le commissaire Orlando Da Silva avait mis la main sur 674 kilos de cocaïne cachés dans la maison de deux Colombiens, qui vivaient, comme la plupart des gros bonnets sud-américains, reclus dans leurs villas. Aussi invisibles que puissants : eux aussi ont été relâchés par un juge et ont pris la poudre d’escampette. La drogue a été transférée au Trésor public, sur ordre du Premier ministre de l’époque, Aristides Gomes. Un mois plus tard, quand on a rouvert les coffres, elle n’y était plus : envolée, mais pas perdue pour tout le monde.

Renvoyé de la PJ, où une directrice plus docile le remplace, le commissaire Da Silva est désormais premier secrétaire général à l’Assemblée populaire nationale, où il taille des crayons. A la PJ, quelques irréductibles, comme Hector, regrettent la belle époque : «Quitte à être mal payés, on s’amusait au moins.» De toute façon, cela fait quatre mois que les fonctionnaires n’ont pas été payés.

Quand, cette année, l’ex-Premier ministre Aristides Gomes a lancé son propre parti politique, le Parti républicain de l’indépendance pour le développement (Prid), soutenu par le président de la République «Nino» Vieira, des esprits facétieux l’ont surnommé «Parti responsable de l’introduction de la drogue» en Guinée-Bissau. Il faut dire que l’opulence affichée par la nouvelle formation, mais aussi par les deux autres grands partis, le PAIGC et le PRS, ont frappé les esprits lors de la campagne pour les législatives de novembre : défilés de 4 x 4 flambant neufs, distributions de tee-shirts, de riz et de tôle ondulée dans les campagnes, etc. «Les législatives ont vu l’irruption de l’argent de la drogue dans la politique, déplore Idrissa Diapo, homme d’affaires et dirigeant d’un petit parti d’opposition. J’ai décidé de ne pas participer au scrutin dans ces conditions. C’est absurde : la communauté internationale nous demande de mettre fin au trafic, mais elle cautionne un scrutin faussé par l’argent de la drogue. On accable l’armée mais c’est la classe politique qui est complètement corrompue.» Malgré l’argent, propre ou pas, le Prid a perdu les élections.

Une semaine après le vote, un groupe d’une dizaine de militaires a attaqué la maison du président Vieira, sans succès. Leur chef, qui s’est enfui lui aussi en Gambie, est réputé proche de Bubu Na Tchuto. Ancien de la garde présidentielle, il n’aurait pas accepté son éviction, et la fin des privilèges, suite à la chute de son supérieur. L’argent de la drogue n’a pas fini de déstabiliser la Guinée-Bissau, moins un narco-Etat qu’un non-Etat pris en otage par les narcos.
BISSAU, envoyé spécial CHRISTOPHE AYAD

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